Nicolas Cussac
Nous voici tous reclus pour une durée indéterminée. Les galeries et les lieux d’expositions sont fermés et les artistes devenus invisibles.
Au sein de leurs ateliers ils poursuivent leurs travaux sans savoir quand ils pourront à nouveau être exposés.
Pour garder le lien avec eux nous leur avons demandé de nous adresser quelques photos d’ atelier, des travaux en cours ou œuvres dernièrement réalisées.
Les événements que nous vivons laisseront des traces dans nos vies, et dans leurs œuvres. Nous essaierons ici de décrypter les indices de leur évolution. Nous vous offrons de les découvrir,
Atelier de Nicola Cussac
Avril 2020
Trois œuvres en cours d'exécution.
Se mettre à peindre c’est d’abord rentrer, rentrer dans un état, comme se mettre dans l’eau et se laisser glisser lentement se laisser tirer par le fond jusqu’à ce que toutes mes idées mes préoccupations se dispersent se taisent et viennent reposer se sédimenter sur le sol.
Pour parvenir à cet état je dois ne pas être dérangé et avoir rangé autour de moi. Seulement après je peux me laisser porter c’est un rêve éveillé, si j’osais je dirais finalement, c’est l’art du confinement.
C’est en grande partie pour cette raison que je pratique cette activité ( pour Bonnard, « cette passion désuète » ) chez moi. J’ai fini par prendre comme sujet la maison. Le sujet étant toujours ou le plus souvent un prétexte.
Je peins la maison, ce coquillage vu de l’intérieur, les objets qui s’y trouvent, les gens qui y passent, ce que l’on aperçoit dehors en restant dedans, cela suffit à faire une vie de peintre.
Avant d’allumer l’ordinateur il y a un écran noir et à l’intérieur un petit personnage tout mâchouillé qui me regarde. Je peins ce que je distingue mal. C’est une peinture qui est terminée mais pas finie, on dirait qu’elle est en cours, mais ça tient, ça tient tout seul, c’est suspendu en l’air comme nous en ce moment...
C’est une manière de rejoindre l’espace du dessin en laissant le fond actif. De rejoindre le « monde flottant » des estampes japonaises.
Une vue de ma fenêtre que vois-je?
Ici aussi le monde est en suspension une grande partie du tableau est envahie, par de la neige, anesthésié par le froid la blancheur de ce fond.
De la rue on ne saisit qu’un tronçon une coupure.
Bon maintenant je retourne dans la cuisine faire une nature morte d’un bouquet d’ustensiles.
Le bouquet d'ustensiles, J+1 ( détail).
Œuvres présentées à la galerie
Espèces de paysage et autres scènes géo-culinaires
Nicolas Cussac agit en artificier ou en prestidigitateur : d’un tableau, grâce aux multiples détails qui suggèrent autant de petits instants de vie quotidienne, il fait surgir mille histoires et met en branle tout un kaléidoscope de possibles.
Pour ma part, je vois un lien (sans doute abusif) avec la tradition picturale sino- japonaise du shanshui (1), pour qui le macrocosme s’exprime dans le microcosme. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit (ou écrit...) : Nicolas Cussac n’est pas un bonze – du moins à ma connaissance – et ni ses lavabos ni sa cuisine n’expriment l’essence de sa maison ; d’ailleurs, la peinture figurative européenne s’inscrit dans une vision du monde fondamentalement différente de celle qui unit Zong Bing et Wang Wusheng(2). Cependant, je crois pouvoir évoquer ici une sorte de « paysagisation » ou de traitement paysager de ce qui, traditionnellement, relèverait de la nature-morte.
En effet, il y a comme une mise en perspective de l’objet ou du micro-lieu traité par Nicolas Cussac, qui suppose un déplacement du regard aussi bien physique que symbolique.
Ce changement de point de vue, cette perspective nouvelle jetée sur ce qui compose une cuisine, ces codes comportementaux brisés : voilà qui suppose à la fois une mise à distance et une réappropriation du lieu par le peintre – ingrédients nécessaires à la mise en paysage d’un endroit. De plus, toute une littérature chante non seulement la gastronomie, mais la cuisine : l’on a là un autre élément qui donne à cette dernière individualité et sens, rendant possible sa mise en paysage. (Pour montrer que tout ceci n’est point affaire de gaudriole mais chose sérieuse, je rappellerai en outre que, dans la Genèse, un concours-cuisine qui dégénère débouche sur le premier meurtre de l’histoire humaine et que, à en croire saint Jean, le premier miracle du Christ relève de l’art du sommelier.)
Depuis quelques décennies, les principaux concepts utilisés en géographie connaissent un certain renouvellement ; c’est-à-dire que leur acception ancienne se voit critiquée et déconstruite pour faire place à une compréhension à la fois plus fine et plus profonde de leurs interactions. Ainsi, l’espace domestique fut longtemps considéré comme un objet anthropologique mais non géographique (car trop petit). Cette ségrégation disciplinaire a vécu, et des géographes (comme Jean-François Staszak et Béatrice Collignon) s’en sont emparé et l’ont intégré dans un jeu spatial plus global, qui découle d’enjeux sociaux vastes mais s’exprimant à cette micro-échelle. Autre concept, central notamment dans la géographie francophone : le paysage. Longtemps, ce terme ne désigna que l’étendue de pays s’offrant au regard. C’était ignorer de nombreux aspects de la relation liant l’homme au milieu : certaines recherches mettent en avant sa polysensorialité (c’est-à-dire l’intrication, derrière la domination de la vue, de tous les sens dans la perception d’un paysage). D’autres acteurs font de lieux dévalorisés des paysages à part entière : le jardiner Gilles Clément convoque ainsi friches, terrains vagues et talus d’autoroute dans un « tiers-paysage » qui densifie le sens du milieu dans lequel nous vivons au quotidien.
Ce n’est pas là chose nouvelle. Si, aujourd’hui, les friches industrielles passent du rebut topophobe à une nostalgie topophile, les montagnes et les plages ont connu le même type de destin au cours des XVIIIème et XIXème s. Cette promotion paysagère est toujours passée par une représentation picturale, voire a démarré par là. Avant que Van Gogh ne la prît comme sujet, la vigne, lieu de labeur et de souffrance, ne méritait nulle attention ; après lui, elle devint paysage indissociable de l’identité française, justement parce que lieu de travail et expression d’un certain savoir-faire9. De la même manière, Nicolas Cussac contribue, avec d’autres10 et à sa manière, à conférer au micro-spatial domestique – et notamment à la cuisine – la dignité de paysage.
L’aventure – qu’il suffit donc de savoir guetter non plus au coin de la rue, mais simplement derrière une porte – est passionnante. Je remercie chaleureusement Nicolas Cussac de m’y avoir convié.
Jean-Baptiste Bing, 2013 - Extrait
(1)Littéralement « montagne-et-eau », en fait « paysage ». Concernant le paysage dans la peinture chinoise, lire Le vide et le plein de François Cheng.
(2)Zong Bing (375-443) peintre et théoricien de la peinture chinoise (aucun lien de parenté avec moi, œuf corse). Wang Wusheng (né en 1945) : photographe chinois)
Qui est là ?
Nicolas Cussac nous promène dans une maison vacante.
Nicolas Cussac revient aux grands formats. Il y peint à nouveau des images de sa maison, mais cette fois-ci la narration n'implique pas ces figures humaines pour lesquels lui-même et ses familiers ont posé naguère. Ne restent dans une des œuvres, que le bras et l'épaule gauche (du peintre, on présume). Plus de chasseur fatigué de faire couler le sang, plus de Vénus lasse de l'onde, plus d'enfants candides au milieu de leurs animaux de compagnie dans un crépuscule paradisiaque. Personne. Cussac et dans son dos le spectateur regardent un espace vide, vidé, vain.
Naît alors de cette vacuité une réflexion maniériste. La mélancolie et sa complice l'ironie se traduisent par une volonté de surprendre, comme dans l'autoportrait au verre déformant du Parmesan et la maison penché de Bomarzo qui fait perdre l'équilibre au visiteur.
Ici un faitout recouvre toute la surface de la gazinière. Est-ce un objet utilitaire sur un joujou ou ou un ustensile surdimensionné dans lequel on cuit je ne sais trop quel brouet. D'autant qu'on va le retrouver ailleurs, à sa taille normale, sur une table dressée pour cinq et qui n'accueille qu'un seul convive dont on ne voit qu'une épaule. On pense à Pélops, bien sûr et au repas servi par Tantale à des dieux en visite. Mais non, l'assiette au bout de la table, dans une perspective différente de l'ensemble, attend une présence plus quotidienne, plus terrestre, qui tarde à venir, peut-être la maîtresse de maison encore occupée ailleurs. Pour qui les trois autres assiettes ? Pour quels dieux inconséquents et disparus ?
Où sont les baigneuses ? Elles ont déserté cette baignoire enserrée entre trois cloisons protégées par des carrelages aussi colorés que les hammams orientaux et vide maintenant. On a oublié d'accrocher le serpent de la douche, il s'étale mollement, sorte de squelette terminé par une poire suggestive (Que suggère-t-elle ? Dieu seul le sait). On était pressé de s'habiller et de partir.
Dans un tryptique, la fausse continuité du carrelage ne nous avertit pas assez que le cadrage a changé entre le panneau central et celui de droite alors que les verticales clament la rupture, la porte en particulier s'en trouve étranglée. Le panneau de gauche paraît d'abord moins labyrinthique, on voit, au carrelage précisément, le changement de perspective, ici la continuité nous dérangerait peut-être si la porte, vierge de tout artifice ne nous promettait autant une échappée vers un monde connu, solide, sûr. Or, si le pire n'est pas certain, le meilleur ne l'est pas davantage. Qu'y a-t-il derrière la porte qui nous attend déjà, chantait l'autre ? Voici comment Cussac transforme un lieu familier, familial, en rêve de l'empereur Rodolphe ou du mystificateur Borgès. Vous qui entrez ici...
Que dire surtout de ce vieux buffet, faux Henri je ne sais combien, qui change de proportion de sa partie basse à sa partie haute, laquelle tient en l'air par miracle, les colonnettes qui devraient la soutenir ayant disparu. Pas tout à fait cependant. Un spectre de colonnette flotte tente d'apparaître à droite, hors situation. Il gagne le concours sur tous les autres spectres errants que nous avons cru rencontrer durant notre visite. Que dit cette bouche d'ombre ? Paroles de père à fils, ou de fils à père, sur les remparts du vieux château. Au dessous, on a enlevé le tiroir et dans cette béance démesurée et comme infinie, des couteaux en attente de massacre. Quel Abraham en prendra un pour égorger son fils en hommage au vrai Dieu ? Se servira-t-il d'un de ces couteaux de cuisine ? Ils semblent avoir beaucoup servi ? Ou de l'opinel, fatigué lui aussi ? Ces menaces fantômes peuplent les poubelles de l'Histoire et de notre propre passé.
L'oeil de Cussac est fraternel. Il nous promène dans notre propre insatisfaction du temps qui passe et des simples bonheurs qui s'effacent. Ce n'est pas une raison pour oublier ses mérites de peintre, attentifs aux jeux de la lumière, au rendu des matières, à un réalisme inséparable de sa poésie.
Roger Payrot
CUISINE SACREE
Les vieilles images que princes et prélats commandaient à leurs artistes, on a plaisir à les retrouver, discrets fantômes familiers, dans la peinture toute contemporaine de Nicolas Cussac, dépourvues de leur signification première, simples exercices d'admiration, ou sources d'inspiration, fond commun où chacun puise à son gré pour stimuler, et, comme son maître André Torreilles, pour s'inscrire dans une lignée, pour affirmer une continuité, sans oublier pour autant de prendre ses distances, de marquer son territoire, de parler le langage de notre époque.
Huit grandes toiles, donc, pour dire l'aujourd'hui, le réel, le sensible, le saignant, la couleur des saisons, le goût des fruits et le désir des chairs, l'immuable et le mouvant, avec en prime, humeur et humour confondus, le souvenir d'un vocabulaire perdu.
Dans la cuisine, temple des métamorphoses, le plus souvent près de l'évier, ce confessionnal, Nicolas Cussac dispose les figures des représentations sacrées profanées par la banalité quotidienne. Une belle endormie au milieu de pommes sur l'autel domestique semble répondre à une autre, les yeux au ciel et les mains sur le lavabo des purifications. A la table semée d'oranges de Noël, un couple égrène des petits pois. Ailleurs un plombier naît du placard aux canalisations, une mystérieuse révélation prend à rebours un fidèle, les âges de l'enfance aboutissent à un adolescent aux pieds sales. Sur la nappe à carreaux une vieille femme remplit les cases de son jeu, un calmar étripé attend la cuisson sur l'évier taché d'encre. Un chien en plâtre peint veille sur ce monde plan plan, souvent cocasse, où les récurrents ustensiles du nettoyage le disputent à la menace du temps qui use, qui dégrade, qui encrasse, qui rend à la poussière volant, scintillant dans la pénombre ce qui naquit, dit-on, de la poussière.
Or, dans cette série de vues en plongée, on est moins arrêté par le sujet que par son cadre. Les fenêtres d'abord qui donnent la lumière sans rien montrer de l'extérieur. Le mobilier ensuite marqué par l'usure du temps
Roger Payrot
Peintre d’intérieur
La maison familiale est mon cadre de vie et le décor de mes toiles. Du lavabo de la salle de bains je suis passé dans l’entrée avec le piano, puis au petit salon et son divan, à la cuisine. J’ai une préférence pour les lieux où il y a de l’eau, je m’y poste comme ces chasseurs d’Afrique qui se tiennent à l’affût près des points d’eau. J’aime le blanc de l’émail, les chromes des robinets, un peu comme les peintres pompiers bataillant avec les cuirasses de guerriers. J’aime aussi les liens entre cuisine et peinture, notamment les jeux de matières, le liquide, le crémeux, le pâteux, les glaçages... Ça me fait penser à Géricault, qu’on surnommait « le pâtissier de Rubens ».
L’exploration de la maison a quelque chose de romanesque, avec une lente maturation. C’est un voyage en intérieur qui est aussi un voyage intérieur. Sans tomber dans le huis clos. J’ai des visiteurs qui, entrant dans la maison, s'introduisent dans le cadre, deviennent des personnages des histoires que je me raconte et que je peins.
Notes de Nicolas Cussac
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